Propositions théoriques | Colloques | La relation d’emprise
La relation d’emprise
Date de publication : 25 Novembre 2008
Soraya Laouadi
“Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme.”
Cette citation de Primo Levi démontre en quelques mots que l’emprise est un procédé de domination sur autrui. Celui-ci peut s’exercer, entre autres, au travers d’un pouvoir totalitaire en politique, par l’entremise de la propagande dans les médias et les dérives sectaires des religions, mais aussi dans les entreprises, les institutions, les familles, les couples et dans la sexualité à travers les situations de harcèlement, de maltraitance, d’inceste, d’abus sexuel… La relation d’emprise empêche toute possibilité d’entrer en relation réelle avec l’autre en tant qu’autre, différent de soi, tout en le maintenant soumis à soi et au groupe, prisonnier et esclave.
Pour cet article, je me suis inspirée de plusieurs études dont celles de Dorey, Perronne, Hirigoyen…Dorey distingue trois dimensions principales dans la relation d’emprise :
Une action d’appropriation par dépossession de l’autre
Une action de domination où l’autre est maintenu dans un état de soumission et de dépendance
Une empreinte sur l’autre, marqué physiquement et psychiquement.
L’autre est nié en tant que sujet et l’idée même de son désir est intolérable ; l’autre est considéré comme objet méprisé et maîtrisable : le droit d’être lui est refusé.
Les deux protagonistes de la relation d’emprise
Dans la relation d’emprise, il s’agit toujours d’une atteinte portée à l’autre en tant que sujet désirant, qui comme tel est caractérisé par sa singularité, sa spécificité propre. Ainsi ce qui est visé, c’est toujours le désir de l’autre dans la mesure où il est foncièrement étranger, échappant, de par sa nature, à toute saisie possible.
L’emprise traduit donc une tendance à la neutralisation du désir d’autrui, c'est-à-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité. La visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement assimilable.
Perrone souligne le profond désarroi psychique dans lequel se trouve chacun des deux protagonistes de la relation d’emprise qui pousse l’un à l’agression et empêche l’autre de se défendre. On trouve chez chacun des partenaires une très faible estime de soi. Chez celui qui prend les coups, nous notons un trouble de l’identité, un sentiment de dette envers l’autre, justifiant ces coups subis sans rien dire.
Celui qui agit l’emprise est souvent rigide, privé de toute empathie. Le déni total et le refus de reconnaissance de l’identité de l’autre montre chez celui qui est violent, un désir de modeler et de rendre son partenaire conforme, jusqu’à le briser pour le faire devenir comme il doit être : c'est-à-dire conforme à l’image qu’il en a.
La clinique de l’emprise
Certaines pathologies psychiatriques peuvent entraîner des comportements violents (la paranoïa), mais dans la relation d’emprise, la plupart du temps, les individus violents ne sont pas des malades mais des individus normaux, pleinement responsables de leurs actes comme vous et moi.
Ce terme fait peur car il est très ambigu. Le terme de perversion est souvent employé en psychanalyse pour désigner une déviation par rapport à l’acte sexuel dit « normal ». Les pervers sont décrits comme des sujets caractérisés par l’absence de sens moral, une agressivité poussée jusqu’à la malignité, une instabilité affective et sociale, une impulsivité et une tendance aux perversions instinctives, autrement dit, des psychopathes.
En fait, nommons-le plutôt, pervers narcissique. Il existe une différence entre le pervers narcissique et le psychopathe. La violence psychopathique est impulsive, liée à une irritabilité et à une agressivité permanentes. Elle peut éclater n’importe où, n’importe quand, en dépit des lois, et sans limite. Le pervers narcissique met en œuvre l’emprise. Il dispose, lui, d’un meilleur contrôle émotionnel que le psychopathe ; plus manipulateur, il exerce sa violence insidieusement, ce qui lui permet de préserver son image dans la société, et souvent d’occuper des postes de pouvoir. Sa violence est instrumentale, dirigée vers un but précis, au mépris de l’ordre et des lois.
N’importe quel individu normalement névrosé peut ponctuellement et dans certaines conditions (colère dans une réaction de deuil par exemple) utiliser un processus pervers. Ces mouvements pervers entraînent chez lui, par la suite, un sentiment de culpabilité conscient ou inconscient. Le processus pervers dans ce cas est un procédé défensif que l’on ne peut d’emblée considérer comme pathologique. C’est l’aspect répétitif du processus qui amène l’effet destructeur. En effet le pervers n’a accès ni au doute ni aux remises en question.
La relation d’emprise dans la perversion est essentiellement spéculaire, duelle donc non médiatisée. Elle se développe essentiellement dans l’imaginaire. L’autre est aliéné, rendu étranger à lui-même. Il faut le paralyser, l’empêcher de penser afin qu’il ne prenne pas conscience du processus. Cet assujettissement permet d’éviter d’entrer en relation avec cet autre dont la différence terrifie.
Pour résumer, l’emprise chez le pervers vise l’autre comme objet désirant. Elle tend à la captation puis à la neutralisation du désir de l’autre par une entreprise de séduction. Le pervers s’approprie ainsi le désir de la victime pour le contrôler et en retirer la substance, avant de le délaisser en niant qu’il ait même pu exister. Le lien d’emprise est formé d’une volonté, avouée ou non, de détruire toute humanité en l’autre, pour l’utiliser à sa guise comme une marionnette.
Lorsque, par exemple, la mère ou tout autre substitut prodigue à l’enfant des soins érotisés (ambigus, imprévisibles, trop intenses et méprisants à la fois), la mémoire du corps de l'enfant et de son âme sera marquée par une sourde “haine de soi”. L’enfant prisonnier sera à la fois invité et empêché d’agir, de penser, voire d’imaginer.
Cette haine va se diriger vers les autres, comme autant de réponses érotisées, inappropriées, dans les relations d’amitié, de travail et d’amour. L’emprise se met en place dans toute relation de séduction niée et suscite un enfermement qui vise à ligoter autrui. La personne qui met sous emprise impose à l’autre aveuglement et mutisme, elle l’enferme dans un cercle clos, à double tour.
La victime de l’emprise
De son côté la personne sous emprise maintient son enfermement, pour se protéger de la douleur niée, annulée. Elle se piège dans cette double contrainte : obéir à ce qui la destitue, tout en restant dans la confusion, prisonnière d’un état de dépendance et d’impuissance à s’en défaire. C’est, en d’autres termes, un double lien.
La personne piégée dans une telle emprise n’a plus qu’un statut d’objet, d’instrument modelé et utilisé par le manipulateur, qui ne convoite que sa soumission et la jouissance qu’il en retire. La personne victime de l’emprise, dépossédée d’elle-même, aura tendance à imputer son état de misère intérieure à la réalité sociale, familiale ou à son environnement de travail.
La relation d’emprise se décline dans le registre de l’inceste psychique dans lequel l’enfant ne peut véritablement trouver sa place de sujet humain. Dans ce modèle faussé de relation réside une proximité entre l’autre et soi, où seul règne la confusion et l’arbitraire. “La loi c’est moi” est alors l’énoncé du pervers. La personne sous emprise est comme possédée, envoûtée.
L’emprise comme système
L’emprise est établie sur un système non repéré comme dans toutes les organisations collectives que constituent les clans, les sectes (exemples les plus évidents), jusqu’à la famille ordinaire. Le 20ème siècle, marqué par les plus grands crimes contre l’humanité perpétrés par des peuples sous emprise de dictateurs, est un triste exemple des systèmes d’emprise déployés à l’échelle de pays entiers. Les souvenirs de ses désastres barbares sont encore brûlants aujourd’hui pour les générations de survivants. Le plus souvent les personnes sous emprise n’en ont pas conscience, mais elles peuvent sentir un malaise très invalidant qui les poussent à souhaiter se libérer de leur carcan. Imputer l’emprise dans laquelle la personne a été enfermée uniquement à une cause extérieure consiste à banaliser la souffrance et à éluder sa propre responsabilité concernant une participation, le plus souvent inconsciente, à ce type de lien. De même, la recherche d’une seule cause à ses maux est une façon de perpétuer l’emprise intériorisée, puisqu’elle nie la question du sujet humain.
Se défaire de l’emprise
En conséquence, il n’y a pas de cause unique, mais plutôt un faisceau de paramètres, parfois noués, enfouis qui sont mis au jour, au fil d’un travail personnel sur son désir d’être sujet et le courage d’être soi.
Se déprendre et se défaire de toute emprise, c’est oser dire “Je” et devenir qui je suis.
Pour conclure, je citerai cette phrase de Pascal Bruckner : “Plus les rapports humains sont soumis à l’emprise, plus ils se dégradent, s’étiolent. C’est le revers de la médaille. Les autres ne sont pas des serviteurs à étancher toutes mes soifs, assouvir toutes mes lubies. A chacun de nous de savoir s’il veut habiter cette terre en petit maître ou en poète, en parasite ou en ami.”
Bibliographie
Levi Primo, Si c’est un homme, Paris, Ed Paris Pocket, 1947
Dorey Roger, La relation d’emprise, Nouvelle revue de psychanalyse, 1981
Perrone Reynaldo, Violence et abus sexuel dans la famille, Paris, ESF, 2000
Hirigoyen Marie-France, Le harcèlement moral, Paris, Paris Pocket, 1998
Bruckner Pascal, Misère de la prospérité, Paris, Grasset, 2002
Mercurio Antonio, Le mythe d’Ulysse et de la Beauté seconde, Rome, Sophia-University of Rome, 2005
© Copyright AFSA 2008. Tous droits réservés.