Catherine Marjollet (Séminaire 2007)
La rage est la réponse de l’objet possédé et manipulé, dans l’emprise ou la perversion. Elle peut également est convoquée quand celui-ci ne parvient pas à son tour à imposer l’emprise ou la manipulation à l’objet désiré mais surtout envié. La rage pose aussi les questions du passage à l’acte et de l’agir pour tenter d’exister et de constituer des liens mais aussi pour détruire si cette tentative échoue. La rage de vivre peut alors devenir rage de tuer et de mourir, où Thanatos gagne le combat contre Eros.
L’automne de Kim Ki-Duk
Quels sont les liens entre la rage et le film de Kim Ki-Duk ? Tout d’abord, la rage s’exprime pleinement dans la saison de l’automne quand le jeune moine, le protagoniste, revient au temple après avoir tué sa compagne. Il est alors empli de rage, de colère et surtout de culpabilité. Son corps entier est en proie à une souffrance émotionnelle et psychique intense. Le moine est dévoré par la haine, comme l’ont été Achitaka et Mononoke, les protagonistes du film Princesse Mononoke, film support de notre dernier colloque de février 2007.
Mais pour comprendre, il faut revenir aux commentaires du maître de la fin de la saison de l’été : ‘’ Le besoin pulsionnel et psychique engendre le désir de posséder, c’est à dire l’emprise. Il engendre aussi l’intention de tuer l’objet désiré, c’est à dire la rage’’. Le maître sait de quoi il parle car il transmet la blessure qu’il a lui-même reçue. Et c’est le risque de la fermeture, de l’enfermement proposé comme une éternelle transmission de la blessure, cycle infernal et sans fin comme nous l’avons vu dans la scène des animaux dans l’enfance du disciple ! Plus tard, le maître a abandonné l’enfant-adulte à sa pulsion sexuelle et au besoin psychique de la relation à l’autre, l’attendant au tournant pour le contraindre et lui-même, posséder cet adolescent dans l’emprise.
Et c’est cette blessure-là qui fait partir le jeune moine quand son maître, face à la situation vécue par les deux jeunes amants, explique son remède pour sortir la jeune fille de sa dépression : le soin par la relation sexuelle après le soin par les plantes et l’hydrothérapie de la période de l’enfance ! La blessure du maître à l’égard de son disciple est de l’utiliser comme objet sexuel avec la jeune fille et de le récupérer quand il le décide. Non seulement il est intrusif, tel que nous l’avions déjà vu dans la saison de l’enfance mais aussi pervers, c’est-à-dire manipulateur, voire ici « proxénète » de l’adolescent.
C’est bien la blessure incestuelle d’être possédé comme objet de l’adulte qui pousse le jeune moine à se libérer et à s’investir démesurément dans sa première relation affective avec la jeune fille, après celle qui l’unissait au maître. Il demande, au fond, à cette jeune femme de compenser les manques de l’enfance. Il rentre lui-même dans l’emprise et dans l’émotion dont il a été privé ; il ne pourra alors que se précipiter, à l’instar du maître, sur la possession de l’objet désiré, avec l’émotion en plus, celle de la rage, quand cet objet vient à manquer ou, dans ce cas à trahir.
La douleur de la dépossession est telle que le seul moyen de tenter de s’en débarrasser est de supprimer l’objet désiré et de revenir vers l’objet d’amour premier, le maître, dans une demande régressive de redevenir son objet, y compris sexuel, illustré magnifiquement par des pratiques sadomasochistes.
Là, le maître touche bien corporellement son disciple mais de manière à continuer de le posséder. La souffrance corporelle agie est une tentative pour extirper la souffrance psychique.
Le bondage, l’encordage, est une tentative échouée de mise en lien, de miseen relation, ce que nous appelons l’attachement affectif.
Le seul moment où nous voyons le jeune moine commencer à calmer sa rage, c’est quand il s’épuise à graver les sutras avec l’arme du crime, soutenu par les trois autres personnages, dans un mouvement non plus seulement expiatoire mais aussi créatif, dans l’épisode de l’atelier peinture !
Le crépuscule de Cho Seung-Hui
Un étudiant sud-coréen, Cho Seung-Hui défraya la chronique le 16 avril 2007 sur le campus de l’université américaine Virginia Tech, en Virginie. Il tua d’abord deux personnes avant d’envoyer à la chaîne de télévision NBC 27 mini-vidéos et 43 photos qu’il avait préparées, où il se mettait en scène, dans une rage folle, froide et désincarnée, afin d’expliquer son geste. Il revint ensuite sur le campus tuer 30 personnes, se suicidantenfin parune balle dans le visage qui le défigurera et compliquera son identification par les enquêteurs. C’est le plus grand massacre scolaire jamais enregistré aux USA.
Les vidéos et photos mises en scène par Cho Seung-Hui ont été largement diffusées sur Internet, créant une résonance identitaire fortement marquée, dans l’après-coup, permettant la constitution (enfin) d’une identité particulière. Il est identifié ainsi dans la mort et non dans la vie… Il est identifié au carnage dévastateur de sa rage. Il existe enfin mais de manière virtuelle, mais comme un fou ou un monstre…
Dans les vidéos, il accuse :
« Vous m’avez poussé dans mes derniers retranchements et ne m’avez laissé qu’un seul choix. C’était votre décision. Maintenant vous avez du sang sur les mains dont vous ne pourrez jamais vous laver. Vous aviez des centaines de milliards de possibilités et de moyens d’éviter cela aujourd’hui. Mais vous avez décidé de verser mon sang ». « Savez-vous ce que c’est d’être humilié et empalé sur la croix ? ». « Vos Mercedes ne suffisaient pas, espèces de morveux ? Vos colliers en or ne suffisaient pas, espèces de snobs ? Votre vodka et votre cognac ne suffisaient pas ? Toutes vos débauches ne suffisaient pas ? Cela ne suffisait-il pas à satisfaire vos besoins hédonistes. Vous aviez tout ! »
Il ajoute :
« Je n’avais pas à faire cela. J’aurais pu partir, j’aurais pu fuir. Mais non, je vais arrêter de fuir. Ce n’est pas pour moi, mais pour mes enfants, pour mes frères et mes sœurs que vous baisez, sans cesse. Je l’ai fait pour eux».
Il écrit aussi : « A cause de vous, je meurs, comme Jésus Christ, pour inspirer des générations de faibles et sans défenses ».
Tous les journalistes font état de la rage et de la colère qui marquent ces documents. Cho Seung-Hui dénonce les riches et les débauchés qu’il associe. Ses propos fous marquent un ressenti recouvrant tout son psychisme, un ressenti massif et paradoxal entre l’attirance pour les nantis (il s’invente des souvenirs avec des personnes connues comme des vacances passées avec Vladimir Poutine) et la dénonciation de leurs brimades à son égard. Nous pouvons y voir que le sentiment de ne pas être conforme, le sentiment d’exclusion produisent une réaction agie en projection sur l’extérieur. Il semble dégoûté par la sexualité dans ses propos mais agresse sexuellement des jeunes femmes et laisse libre cours à l’expression de ses fantasmes sexuels, notamment dans ses pièces de théâtre. Il y parle de fantasmes d’inceste paternel et de viol par un professeur. La question des traumatismes sexuels réels subis dans son enfance se pose.
Ses fantasmes, voire ses hallucinations pourraientcorrespondre plutôt à une tentative désespérée d’être aimé et d’aimer, dans un mécanisme d’érotisation. En raison d’une réalité insoutenable, en dehors de ses fantasmes et hallucinations, nous pouvons comprendre ses passages à l’acte comme une tentative d’être reconnu (incendie), d’être aimé (agressions sexuelles), de décider de ne pas être aimé (suicide).
A 7h, il tue son amie de cœur avec qui il se dispute et un membre du personnel venu en conciliateur.
A 9h, il envoie vidéos et photos.
A 9h30, le massacre de 30 personnes s’effectue (dont 5 professeurs) et 29 seront blessées. Le massacre commence par le meurtre de la rare personne avec qui il a un lien affectif et un homme qui s’en mêle.
Ce qui est effrayant, c’est que tout est planifié et prémédité, y compris dans les mises en scène des vidéos et photos, dans les références et dans l’acharnement à éliminer ses victimes, comme dans le massacre précédent du Lycée de Columbine.
Nous y appréhendons les justifications méthodiques du passage à l’acte criminel, comme repères délirants et morbides.
Sur les photos, il mime son suicide, un revolver sur la tempe, un couteau sur la gorge, un marteau à la main, dans une imagerie ressemblant au film sud coréen Old Boy. Il a écrit en rouge sur ses bras Ismaël Ax au lieu de Axe, la hache d’Ismaël, et l’envoi du courrier est signé au nom d’Ismaël, le fils d’Abraham… comme un sacrifice inversé : le fils tue le père. Sauf que c’est Isaac qui devait être sacrifié. Mais Ismaël dans la culture anglo-saxonne signifie aussi orphelin, paria, marginal… comme se vivait Cho.
Dans la culture coréenne, écrire le nom de quelqu’un à l’encre rouge revient à souhaiter sa mort. Il entre dans un délire mégalomaniaque de toute-puissance.
Il évoque d’ailleurs Eric et Dylan comme des martyrs, comme lui. Ce sont les deux auteurs du massacre précédent au lycée de Columbine qu’il admire. Ils ont un profilcommun borderline, psychopathe et dépressif, harcelés par leurs camarades, exclus et rejetés. Ensuite, ils actent leur vengeance dans une mise en scène ultime de destruction voire d’éradication des persécuteurs et d’eux-mêmes.
Cho Seung-Hui est un étudiant en Lettres, solitaire, mutique, effacé, spécial, inquiétant pour certains. Il participait à un cours d’écriture dont il fut exclu au motif de la violence de ses écrits obscènes mais également parce qu’il intimidait les autres en les prenant en photos. Il a écrit deux pièces de théâtre très perturbantes, violentes et malsaines où un professeur était tué. Il signait ses textes Monsieur Point d’Interrogation.
Il se décrivait par ailleurs comme un Martien vivant sur Jupiter. Ces deux auto-désignations sont des marques de vide identitaire graves. Il semblait dominé par la colère et le ressentiment. Dans ce cours, chacun critiquait ses pièces avec précaution par peur qu’il ne réagisse violemment. Chacun ressentait la menace, le cri inarticulé de son besoin de violence. Et son sentiment d’exclusion ne pouvait qu’être exacerbée. Il avait fait un séjour en HP pour tendances suicidaires où il a été jugé dangereux mais fut relâché, au motif qu’il ne présentait pas (encore) de symptômes et bien qu’il ne ressentait pas d’émotions… Il était sous antidépresseurs. Il lui est également arrivé d’importuner des étudiantes sur le campus et de mettre le feu à un dortoir.
Comme le clivage manifesté hier dans la lecture du film, clivage entre l’enfant qui souffre et se venge et l’enfant qui renonce et se transforme, nous retrouvons un clivage entre Cho Seung-Hui éteint, mutique et dépressif et Cho Seung-Hui en rage, vengeur, plein de ressentiments et passant à l’acte. Nous retrouvons ici les défenses habituelles des borderline, clivage et toute-puissance (ici dans l’agir), mécanismes de défense contre la terreur d’un Moi disloqué. L’agir revêt aussi une tentative à maîtriser l’autre mais si l’objet extérieur résiste à l’emprise, alors se déchaîne une nécessité d’agir plus forte encore, se déclenche une colère et une rage énormes.
L’ensemble des personnes qui ont connu Cho Seung-Hui parlent de sa rage à laquelle il semblait contraint et de la nécessité d’agir sa violence. Cette rage se manifestait dans le passage à l’acte transgressif ou dans l’écriture agressive de la mise en scène de ses fantasmes, en particulier sexuels. Ses fantasmes portent notamment sur l’inceste père-fils. Ils correspondent à la réalisation imaginaire du besoin psychique de pouvoir exister comme objet aimé quitte à être détruit, anéanti, empalé, brûlé, incesté… Car s’il n’est pas aimé, au moins peut-être peut-il compter sur un amour négatif. C’est beaucoup moins grave que de ne pas compter. Rappelons-nous que ses parents travaillent 15 heures par jour avec peu de temps à lui consacrer, notamment pour l’aider à s’intégrer. Par contre, sa sœur a fait de brillantes études universitaires. Indéniablement la rivalité impossible fait partie du ressentiment contenu dans la rage. Au-delà de la rivalité, la question de la jalousie et de l’envie est aussi au cœur du problème de la rage. Son mutisme déjà présent dans son enfance l’a fait considérer comme sourd ou idiot par son grand-père maternel.
Cho Seung-Hui s’exclut lui-même car il ne peut supporter d’entrer en contact avec le fonctionnement pulsionnel et affectif de toute personne qui sait jouir de la réalité humaine. La générosité, le désir de partager, illustré par exemple dans le cours d’écriture, déclenchent son envie, donc son besoin de détruire l’objet envié ou ses objets d’investissement. C’est pour cela aussi que le jeune moine vole le bouddha à son maître, comme une tentative de s’approprier l’objet aimé qu’il ne peut se constituer. Mélanie Klein considère l’envie comme l’expression sadique des pulsions destructrices contre l’objet partiel donc les capacités nourricières parentales et, contre l’objet entier, donc les capacités de jouissance sexuelle.
La reconnaissance de la gratification permet la construction de la gratitude et par là-même la constitution de la confiance en soi pour se développer et se lier à l’autre. L’envie est marquée par une pathologie du clivage avec confusion entre l’externe et l’interne, entre fantasmes et réalité. Rien de bon ne peut être introjecté et le bon extérieur doit être détruit, le tout baignant dans un cercle vicieux de culpabilité inconsciente extrême et pathologique. La seule manière d’évacuer, d’extirper cette culpabilité, comme quand le moine est battu par le maître, est de la projeter meurtrièrement sur toutes les personnes alentour et enviées, comme les étudiants massacrés de Virginia Tech. C’est le contraire de l’avidité dans la possession. C’est l’avidité dans la destruction.
Nous avons peu d’éléments sur l’histoire de Cho Seung-Hui mais nous savons que le mariage de ses parents fut arrangé, que ses parents ont toujours énormément travaillé, depuis leur arrivée aux USA, 15 heures par jour. Seul et sans repères, il est plongé dans un monde inconnu terrorisant. Son grand-père maternel le considérait, petit, comme sourd ou idiot, ce qui nous permet d’imaginer un enfant sidéré et tétanisé de peur, marqué comme mauvais objet. Sa sœur aînée brillante, a sûrement dû être privilégiée. Du côté psychique, nous pouvons penser à un manque de désir le concernant et un manque du côté du système de pare-excitations. Dans ce décor d’abandon, de solitude et de manque d’amour, il est victime de surcroît du rejet des autres adolescents au collège,pas outillé, armé pour les relations. Alors, il s’armera plus tard, tout seul, tragiquement. Jusqu’à l’université, il choisit l’ombre mais la haine chemine secrètement à l’intérieur pour exploser au détour du rejet de trop… Détruire devient le moyen d’attaquer le lien qui exclut. La destructivité est aussi une ultime tentative de subjectivation, une tentative existentielle qui échoue lorsque la pulsion de mort l’emporte sur la pulsion de vie, dans une intrication impossible.
Un nouveau printemps à Saint Agnan
Enfin, nous sommes sortis du cercle infernal et sans fin de la transmission de la blessure d’abandon, de solitude et de manque d’amour et de la rage qu’elle provoque. Sortis du lieu où nous sommes possédés comme objet convoité de nos parents et objet de l’histoire générationnelle implacable, grâce à la constitution d’une spirale réparatrice, le temps de graver nos sutras d’apaisement ou de gravir la montagne, notre pierre de blessure et notre œuvre d’art ficelées sur notre dos.
Le film de Kim Ki Duk suggère cette potentialité réparatrice à la fin du film : celle de la construction du lien à l’autre et de la personne comme sujet de sa vie. Là où nous décidons de transformer notre vie en œuvre d’art, de passer de la destructivité à la créativité. Dans la réalité de Cho Seung-Hui, il n’y a pas eu possibilité d’être accueilli dans sa rage, d’être compris dans son cri inarticulé de douleur. Sa douleur immense réside dans le fait de ne pas être reconnu, d’être quelqu’un à qui on ne s’adresse pas, avec qui on n’entretient pas une relation, en résumé qu’on n’aime pas, pire, dont on a peur. L’abandon de son histoire passée et le rejet de son histoire actuelle le poussent encore plus loin dans la rage, dans son désir incommensurable d’éliminer l’autre qui le fait souffrir, rage qui se manifeste dans ses passages à l’acte de plus en plus graves et que personne n’arrête, parce que personne ne lui parle ni ne l’aime…
Nous avons tous cette rage en nous, ce désir d’éliminer l’autre pour éliminer notre souffrance, cette douleur d’être abandonné et rejeté. Mais quand tout a l’air perdu d’avance et enfermé, il nous reste toujours la liberté de choisir d’en sortir en comprenant d’où nous venons et qui nous sommes, en constituant des liens et en construisant des solutions positives de vie, par petites touches de pinceau colorées, qui nous calment et nous reconstituent comme personne en pleine réalisation de nos moyens. Tranquillement et sereinement. Notre printemps intérieur peut s’épanouir dans une floraison extérieure bien vivante. Et la beauté extérieure de la vie (la beauté seconde d’Antonio Mercurio) peut alors entrer à l’intérieur de nous et nous épanouir. Notre renaissance à nous-mêmes et notre reconnaissance de soi et des autres peuvent se développer alors dans des projets personnels mais aussi des projets collectifs et choraux.
Bibliographie
Philippe Grangereau, articles du 19 au 25 avril 2007, Journal quotidien Libération, 2007
Mélanie Klein et Joan Rivière, L’amour et la haine, Payot, 2001
Anna Potamianou, Réflexions et hypothèses sur la problématique des états limites, PUF, RFP n°3, 1990
Sous la direction de Gérard Decherf, Amour, haine et tyrannie dans la famille, In Press, 2006
Didier Anzieu, Créer-détruire, Dunod, 1996
Claude Balier, Psychanalyse des comportements violents, PUF, 1998
Antonio Mercurio, Théorèmes et axiomes de la Cosmo-Art, Editions de la SUR, Rome 2004
Antonio Mercurio, Le mythe d’Ulysse et la beauté seconde, Editions de la SUR, Rome 2005
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