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La révolte positive (Colloque Juillet 2008)
Date de publication : 23 Janvier 2011
Denise Sarembaud et Isabelle Echeverria- Escudié (Colloque Juillet 2008)
La révolte positive
Nous allons évoquer un épisode historique et proche où la perversion a pu prendre le pouvoir, contaminer les pays voisins et faire régner la folie durant plusieurs années en Europe. Nous allons parler des camps de concentration et de la perversion nazie.
Dans la vie, le choix existe toujours. Nous sommes tous confrontés à la vie et à la mort physiques et psychiques. Nous y répondons en fonction de nos blessures refoulées, où s’expriment les pulsions de haine, mais aussi en fonction de nos capacités à contacter nos forces et nos décisions où s’expriment les pulsions de vie.
Perversion et survie psychique
En 1550, Bartolomé de Las Casas s’insurge contre l’esclavage des indiens et leur reconnaît la qualité d’êtres humains. Les africains vont être alors proposés pour compenser la perte d’esclaves…
Le 20 janvier 1942, lors de la conférence de Wannzee à Berlin, l’organisation de la solution finale est mise en place. Le juif est considéré comme faisant partie des sous races. Pourtant, le concept de race n’a aucune existence scientifiquement et génétiquement parlant. L’ADN, les différents groupes sanguins, sont communs à tous les êtres humains. Il n’y a donc qu’une race : la race humaine.
Pour certains, l’autre, différent de soi représente un danger ; faire corps “contre” ou décider de l’éliminer permet de se sentir plus fort. A quoi correspond cette peur ? A l’envie et à la cupidité. Que va-t-elle engendrer ? Le sadisme.
Erich Fromm, dans La passion de détruire l’évoque en ces termes : “La docilité et la couardise du sadique sont, entre autres, deux éléments du syndrome. Il peut sembler contradictoire que le sadique soit un individu soumis, et pourtant c’est une évidence. Il est sadique parce qu’il se sent sans vie et sans défense, il essaie de compenser cette carence en prenant l’ascendant sur les autres, en transcendant en dieu le ver de terre qu’il est ou qu’il a l’impression d’être à l’intérieur de lui.
Même s’il détient le pouvoir, le sadique souffre de son impuissance humaine. Il peut tuer et torturer il reste un être sans amour, isolé, effrayé, qui a besoin de se soumettre à un pouvoir supérieur. Ce besoin est enraciné dans le masochisme. Le sadisme et le masochisme sont invariablement liés et engendrent des comportements opposés. Ils sont les deux facettes distinctes d’une même situation fondamentale : le sentiment de l’impuissance vitale. Le sadisme et le masochisme en tant que perversion sexuelle, ne constituent qu’une partie de l’immense somme du sadisme où n’intervient aucun comportement sexuel. Le comportement sadique non sexuel qui tend à infliger une douleur physique jusqu’à la mort, a pour objet un être sans défenses, qu’il soit homme ou animal. Il ne faut pas oublier que dans cette pathologie, la composante paranoïaque est toujours présente.”
David Rousset, déporté à Buchenwald, décrit l’univers concentrationnaire ainsi : “Pour le SS, l’adversaire est la puissance du mal, intellectuellement et physiquement exprimée, alors que certains peuples et certaines races sont de naissance et par prédestination l’expression statique du mal. Ils doivent expier. Le chemin vers la mort est lent et calculé. Ils doivent bien réaliser que ce ne sont pas des hommes, et le tortionnaire éprouve une jouissance intense. La faim, la crainte permanente et les coups conduisent à cette désagrégation physique et psychique.”
Gisèle Guillemot, résistante communiste, déportée à Ravensbrück et Mathausen, raconte dans son livre Entre parenthèses, le harcèlement, la douleur, la violence de ce qu’elle a vécu. Elle évoque sa honte dans un chapitre qu’elle nomme l’enfant au ballon : “Lors d’un de ces nombreux appels, – il fallait que les déportés, en l’occurrence les NN (Nacht und Nebel) meurent naturellement de faim ou de fatigue et d’épuisement – on fait sortir un groupe de femmes et d’enfants. Les appels pouvaient durer des heures. Un enfant se détache, un adorable angelot de 4 ans, un peu potelé. Il a quitté les bras de sa mère et court après son ballon. Il rit aux éclats, lance le ballon vers la SS, une belle femme au calot crânement posé sur ses cheveux blonds. Elle est féroce, mais elle rit. Elle lance le ballon et caresse les cheveux de l’enfant. Les camions arrivent et l’ordre vient brutalement : “Les enfants dans le camion !”. Ce fut l’horreur. L’angelot reste accroché aux bras de sa mère et la jolie SS attrape le gamin par les cheveux et le précipite dans le camion”. Au souvenir de cette scène, alors qu’elle quitte le camp, Gisèle Guillemot est, dit-elle, submergée par le désespoir, la honte et la haine.
Germaine Thilion, ethnologue, professeure à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, résistante, évoque dans son livre Ravensbrück, deux cas de situations semblables à celle de l’enfant au ballon : “Un enfant juif danois âgé de trois ans est malade. Le médecin SS qui le soigne a pris la peine de lui apporter une pomme, cependant deux jours après, ce même médecin coche son nom pour un départ à Buchenwald. Or, c’était la mort dès l’arrivée. […] Une femme malade est soignée et vaccinée alors que son nom est déjà sur la liste du départ pour la chambre à gaz le lendemain”…
Quel sens donner à ces faits ? L’obéissance absolue et sans états d’âme à la Loi? Lors de son procès, Eichmann explique froidement : “J’étais un officier allemand, j’obéissais aux ordres, et je n’avais pas à remettre en question quoi que ce soit”.
Simone Weil, née Jacob en 1927, de parents français patriotes, juifs et laïques, intégrés depuis plusieurs générations, raconte comment elle fut arrêtée le 30 Mars 1944, au lendemain des épreuves du baccalauréat. Ses parents, son frère sa sœur font partie d’un convoi qui les mènent à Drancy. Son frère et son père disparaîtront très vite tandis que sa mère, sa sœur et elle seront déportées à Auschwitz. Une autre sœur, Irène, résistante, est arrêtée par la suite et envoyée à Ravensbrück. Au travers des événements politiques, cette adolescente, a perdu son identité ; elle n’était plus française mais juive. Il a régné dans cet abîme une incompréhension, une insécurité et une incapacité à imaginer l’inimaginable. Le récit de son internement rejoint tous les témoignages cités précédemment. Tous témoignent de cette horreur, de cette inhumanité. Elle évoque son désir de protéger sa mère comme une raison majeure de ne pas s’effondrer.
La perversion fonctionne obligatoirement et systématiquement avec une pensée et une réflexion stratégique : chaque personne est utilisée et manipulée à son insu pour servir un projet destructeur. Dans les camps, des triangles de couleurs différentes permettent d’identifier les différents groupes : droits communs, politiques, ethniques, homosexuels… A partir de ces insignes, les SS peuvent donner de fausses prérogatives et utiliser un groupe contre un autre. Manipulation grandiose… Comment ne pas mourir ?
Quelles réponses donnent la psychanalyse et la sophia-analyse ?
En revenant sur le film, essayons de comprendre qui sont ces adolescents et quelle réponse ils donnent à la violence qui leur est faite. Ils ont des difficultés sociales et familiales et sont habités par la peur et la haine. Ils n’ont pas de projet de vie mais survivent grâce au groupe, et contre les autres.
La psychanalyse et la Sophia-analyse proposent des solutions pour rencontrer et reconnaître les zones d’ombre, sombres bien sûr, qui nous habitent, afin de trouver et choisir les chemins de la vie.
Antonio Mercurio évoque dans La vie comme œuvre d’art les tragédies grecques dans lesquelles la mort est inévitable. Sigmund Freud disait, quand il était en route vers l’Amérique, qu’il amenait la peste. En réalité, Sigmund Freud et la psychanalyse viennent révéler la peste ; ils n’en sont pas la cause mais ils la dévoilent. Le génie de Sigmund Freud, avec la découverte de l’inconscient, nous permet de sortir de la fatalité et de chercher ce qui se cache derrière la haine et la folie.
Wilhelm Reich évoque “la peste émotionnelle”. Mélanie Klein évoque, elle, la violence et la rage du bébé qui veut tout posséder. Daniel Sibony nous parle aussi des racines de la haine au sein de la famille : la rivalité, la lutte des classes, la sensation d’abandon.
Il apparaît maintenant que le foetus a des sensations positives et négatives et Antonio Mercurio parle d’atteintes cosmiques à l’intérieur de la vie intra-utérine. Il parle d’un Moi inconscient et décisionnel : on peut donc naître avec de la haine et de la colère…
La proposition de la sophia-analyse est de rencontrer nos parties sombres et douloureuses, de les accepter et de les prendre en charge, mais également de passer de la phase pré-œdipienne à la phase œdipienne, et ensuite post-œdipienne, afin de se reconnaître comme une personne capable de s’aimer et d’aimer l’autre en tant que personne et non en tant qu’objet à son service. Il s’agit là de mettre en lien le Moi au service du Soi. Le Soi est l’instance de sagesse qui nous parle, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de nous, et qui nous propose de sortir de notre prison intérieure. C’est notre partie la plus riche en potentialité et en énergie créative. Le Soi représente notre sagesse et notre spiritualité.
Antonio Mercurio nomme ce que nous devons développer : plus de beauté et de connaissance et plus d’amour et d’action ; plus de pouvoir d’aimer que de haïr ; plus de pouvoir pour dissoudre la haine. Il nous propose d’acquérir plus de confiance pour être en lien avec le Soi, pour connaître et dénouer la haine refoulée, pour reconnaître le désir de toute-puissance, celui d’idéalité et de perfection, désirs du Moi fasciste…
Nous devons entendre le Moi persécuteur, à l’extérieur et à l’intérieur de nous, constitué d’avidité, de frustration, de rage, pour sortir de la manipulation, ce qui correspond à notre côté sadomasochiste. Le Soi est donc une instance ‘‘non agissante’’ ; c’est le Moi conscient en lien avec le Soi qui agit et nous ouvre à notre vie.
Certains camps de concentration nazis étaient plus spécifiquement réservés aux juifs et aux tziganes, ce qui correspondait à l’expression statique du mal selon les nazis. L’extermination pouvait se faire dès l’arrivée des déportés dans les camps. Pourtant, parmi ceux qui étaient promis à la solution finale, certains parvenaient à se remettre en lien avec leur vécu antérieur, fait de connaissance et de beauté. En le partageant avec d’autres, ils créaient ainsi des noyaux de vie.
D’autres camps recevaient la puissance du mal : les opposants, les résistants actifs au régime nazi, pour la plupart ayant appartenu à des réseaux. En fait, avant d’arriver dans ces camps, ils avaient eu l’occasion de se connaître en prison à Fresnes par exemple, en communiquant par les fenêtres, les tuyaux… En passant par différents lieux d’internement, ils se disaient leurs noms et se reconnaissaient ensuite. Cela leur permettait de créer une vraie choralité et de garder ainsi une âme humaine, pour préserver une spiritualité et sortir ainsi de l’instinct.
Toute résistance, la plus petite soit-elle, est un rejet, un acte contre la violence et la perversion. Celui qui est contre quelque chose de sadique n’est pas un héros, il est un individu qui développe quelque chose en lui. Il y avait des femmes qui, voyant des enfants juifs parqués avec leurs familles au Vel d’hiv à Paris, ne pouvaient le supporter et donnaient aux enfants un morceau de pain… Par là, elles couraient un risque qui les positionnait. Courir un risque positionne la personne.
Cette communication est une proposition pour créer la beauté seconde. La naissance biologique est un don de nos parents. Cependant, nous seuls avons le pouvoir de faire de notre vie une œuvre d’art, c’est-à-dire de traverser la haine et la souffrance pour être libres, et de constituer ainsi une beauté seconde. Ce travail, et c’est un travail, ne se fait pas sans difficultés et sans douleurs.
Bibliographie
Erich FROMM (1973), La passion de détruire, Paris, Laffont
Gisèle GUILLEMOT (2001), Entre parenthèses, Paris, L’Harmattan
Melanie KLEIN (1986), Envie et gratitude, Paris, Gallimard
Antonio MERCURIO (1988), La vie comme œuvre d’art, Editions de la SUR, Rome
David ROUSSET (1945), L’univers concentrationnaire, Hachette Littérature, coll. Pluriel
Germaine THILION (1973), Ravensbrück, Seuil
Simone WEIL (2007), Une vie, Stock