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Printemps, été, automne, hiver, et ...printemps : Les poisons de la vie

Date de publication : 25 Aôut 2008

Antonio Mercurio en dialogue avec Paola Mercurio
pour la tenue du 20ème Laboratoire choral de cosmo-art à Frascati les 10 et 11 février 2007 (Extraits)
Traduction réalisée par Béatrice Hiltl

Pour exprimer la pensée bouddhiste, je ne me servirai pas des livres écrits sur cette philosophie mais d’un film très beau, intense et profond, du metteur en scène coréen Kim Ki-Duk, ‘‘Printemps, été, automne, hiver… et printemps’’. Cet auteur narre, en s’appuyant sur la pensée bouddhiste et sur la lecture que je sais en faire, qu’il existe deux réalités : une illusoire et mondaine et une qui se trouve au-delà de la réalité illusoire et qui représente la « réalité ultime » à travers laquelle se rencontrent ceux qui atteignent “l’illumination”.
Chaque être humain qui vient au monde porte en lui cinq venins, cinq poisons, et la liste de ces venins varie parfois d’un commentateur à l’autre pour les différents enseignements de Bouddha qui occupent des milliers de pages. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas possible d’atteindre l’illumination sans se libérer auparavant de ces venins.
Le premier poison est l’illusion avec laquelle nous croyons que la réalité que nous percevons avec nos sens est l’unique et véritable vérité.
Le second poison est le désir. Le désir crée la dépendance et la dépendance engendre la violence et des pensées qui contiennent la mort.
Le troisième poison est la rage et la rage contient en soi la volonté homicide et la volonté suicidaire.
Le quatrième poison est l’orgueil et le cinquième l’avidité.
L’enfant qui est aux côtés du moine, tandis qu’il grandit, exprime avec clarté combien il est possédé par ces cinq poisons et le moine lui enseigne quel est le chemin pour pouvoir s’en libérer.

Comment fait-on pour se débarrasser des cinq poisons et pour acquérir les cinq sagesses ?
Chez l’enfant, dans le film, qui peut avoir entre sept et huit ans, se manifestent tout de suite l’orgueil et la volonté meurtrière avec laquelle, seulement par jeu, il donne la mort à un poisson et à un serpent. Le maître ne lui crie pas dessus et ne lui fait pas de reproches mais il met à l’enfant, pendant qu’il dort, une pierre sur ses épaules en lui disant : « Maintenant va voir si les animaux sur lesquels tu as attaché une pierre sont vivants ou morts. S’ils sont morts, tu porteras pour toujours avec toi une pierre sur le cœur ». L’enfant comprend qu’il a commis une erreur mais une fois devenu grand, il la répétera d’une manière bien plus grave sans se rendre compte de rien.


A la pagode du moine arrive une femme avec une fille adolescente, qui ne communique avec personne, toute refermée sur elle-même, que le moine prendra en charge. Petit à petit, le disciple du moine la séduit. Un jour, la mère vient la reprendre. A ce moment le jeune moine ne résiste pas à la douleur de la séparation d’avec la jeune fille et abandonne le maître pour retourner dans le monde.
Là, la jeune fille tombe amoureuse d’un autre et le quitte. Explosent alors en lui une terrible jalousie et une douleur furieuse qui l’amènent à tuer la jeune fille. Après cela, il fuit et retourne chez son maître, avec l’envie irrépressible de se tuer dans une volonté suicidaire. Avec calme, le maître le frappe avec un bâton plusieurs fois sur le dos, puis le lie au toit en l’attachant avec une corde, jusqu’à ce qu’une bougie brûle petit à petit la corde et qu'il tombe par terre.


Quand arrivent deux policiers pour arrêter le jeune meurtrier, le moine âgé dit que ce n’est pas encore le moment. Le jeune devra d’abord graver avec un couteau tous les signes graphiques que le maître a peints avec le pinceau. Probablement il écrit les enseignements bouddhistes ou peut-être, comme je le pense, une synthèse de sa vie comme œuvre d’art. Les deux policiers non seulement ne protestent pas mais encore témoignent d’un profond respect envers le moine et progressivement, ils collaborent eux aussi au travail que le jeune est en train d’accomplir. Le maître, qui aide à la traversée intérieure, transforme petit à petit la banalité et le malheur de la vie en une œuvre d’art mais cela demande du temps.
Désormais les policiers peuvent emmener le jeune. Les années passent et le moine devient de plus en plus vieux, jusqu’à ce qu’un jour, il se dirige avec la barque au centre du lac, marquant ainsi la fin de sa vie terrestre. Son corps ne lui sert plus, son individualité non plus : son cheminement spirituel est achevé et il peut désormais se fondre et disparaître dans le Tout, telle une goutte d’eau qui se fond avec l’océan et cesse ainsi d’être une goutte puisqu’elle ne forme plus qu’un tout avec la mer. C’est ce que nous lisons sur le bouddhisme. Désormais, le maître disparaît et le jeune moine deviendra à son tour le futur maître.


Quand le moine, après avoir effectué sa peine, revient, alors que c’est l’hiver et que toute l’eau autour du temple est devenue une glace solide, arrive une femme, la tête toute recouverte d’un voile, qui porte avec elle un enfant et qui pleure désespérément. Peut-être s’agit-il d’une femme qui a été séduite et qui veut se débarrasser du fruit de sa faute ? La femme entre dans le petit temple et dépose l’enfant aux pieds de la statue de Bouddha. Le moine observe tout et s’approche de la femme mais n’est capable d’aucune parole d’aide ou de réconfort. La femme part, s’éloigne, abandonnant son enfant, mais elle disparaît dans un trou de glace, fait par le moine, et meurt. Le moine en demeure bouleversé et il se rappelle ce que lui avait dit un jour le maître : « Si quelqu’un meurt par ta faute, tu porteras pour toujours une pierre sur le cœur ». Il comprend que c’est lui encore qui porte une pierre sur le cœur et qu’il doit faire quelque chose pour pouvoir s’en libérer.
Accéder à la profonde reconnaissance de sa culpabilité est le signe que l’on a atteint l’humilité. Peu sont ceux qui sont capables de le faire, parce que l’orgueil et l’arrogance sont toujours en état d’alerte et qu’ils empêchent l’homme de conquérir la véritable humilité et la véritable sagesse. Le réalisateur dit qu’on peut aussi donner à son film cette lecture : le moine âgé à travers l’agir du jeune moine retraverse tout son cheminement spirituel et peut réexaminer toute sa vie, de la culpabilité à la compréhension de l’inconscient.

Ulysse, les poisons de la vie selon Homère et la cosmo-art
Voyons maintenant la pensée d’Homère telle qu’elle apparaît à partir de la lecture de l’Odyssée. Pour Homère, les forces cosmiques et universelles sont à l’intérieur de l’homme mais sont décrites comme des forces divines. Les Grecs, au temps d’Homère, prennent la métaphore à la lettre et croient aux Dieux ; mais aujourd’hui, nous savons qu’il s’agit d’une métaphore poétique qui parle d’une réalité qui est cachée en nous. Pour Homère également, l’homme porte en lui cinq poisons et il n’est pas possible de créer la beauté seconde sans auparavant peiner et fatiguer pour s’en libérer. Ces poisons sont :
L’Hybris (orgueil) et la rage
La haine refoulée et la volonté homicide
L’avidité et le mensonge existentiel
L’envie et la volonté suicidaire
Les prétentions infinies du Moi fœtal construites, toutes, autour du Moi Idéal absolu.
Selon Homère, l’accès à la sagesse s’obtient avec le dialogue continuel entre le Moi et le Soi, celui Personnel et celui Cosmique au travers des divinités telles qu’Athéna, Zeus, Hermès et Poséidon, dont on parle souvent dans le poème.


Ulysse, qui doit traverser ses cinq poisons comme tous les autres, accède à la sagesse en dialoguant et en écoutant les sages conseils qui lui viennent des Dieux qui ne lui épargnent ni aucune souffrance ni aucune occasion de devoir les affronter. Ses compagnons n’y parviennent pas et pour cette raison, ils périssent tous de leurs égarements, tel Egide qui tue Agamemnon. C’est sot de penser qu’il faille attribuer les maux des hommes à la responsabilité des dieux. Au contraire, ces maux sont causés par leurs refus de vouloir écouter les sages conseils qu’ils reçoivent de leur part. Dans la pensée d’Homère, il n’y a pas un dieu qui récompense ou qui punit, chaque homme est responsable du malheur qui le frappe.
Il y a cependant, nous dit Homère, d’autres maux qui proviennent des traumatismes de la vie intra-utérine qui donnent par la suite les vices de la nature humaine et qu’il est nécessaire de retraverser, tous, plus d’une fois dans sa vie d’adulte jusqu’à s’en libérer jusqu’au bout. Ces maux sont incarnés par la mère dévorante, la mère séductrice et castratrice, la mère phallique qui est celle qui s’arroge le pouvoir de vie et de mort sur ses enfants. Dans l’Odyssée, ces mères sont représentées de différentes manières : Polyphème, les Lestrygons, Circée, les Sirènes, Charybde et Scylla, Calypso et finalement les prétendants, une infinité de personnages auxquels est dédiée plus de la moitié des chants du poème.


Se libérer des cinq poisons et se libérer des maux qui proviennent des traumatismes vécus dans l’utérus constitue une nécessité dont il faut tenir compte pour pouvoir récupérer la beauté de la vie. Il en va de même pour pouvoir libérer toutes les énergies créatives que l’homme possède et avec lesquelles il peut décider d’œuvrer pour devenir un artiste de sa vie et un artiste de la vie de l’univers. Pour la Cosmo-art, il y a des forces cosmiques et des forces humaines, et les unes et les autres sont appelées à collaborer ensemble pour créer une troisième réalité que la Cosmo-art appelle la Beauté Seconde. Dans l’édition épuisée des commentaires sur l’Odyssée de l’antiquité grecque à nos jours, dont nous donne un soigneux résumé Filippomaria Pontani, à travers son ouvrage conséquent « Regards sur Ulysse », j’ai trouvé une citation qui parle de « réponse de beauté secrète » (apotheton kallos) o. c. page 157 et je me suis demandé si l’auteur Niceta (un commentateur du XIème siècle après J. C.) n’entendait pas parler également, lui aussi, de la beauté dont je parle, quand je parle de beauté seconde.
Pour le reste, tous les auteurs cités, et ils sont nombreux, offrent seulement des interprétations allégoriques, géographiques, cosmologiques et éthiques de la pensée d’Homère ; tous s’accordent néanmoins dans l’affirmation que les poèmes d’Homère sont des œuvres de sagesse. Sagesse signifie, qu’à ce niveau, nous éprouvons le besoin de nous interroger sur le moyen de savoir où ces poisons se nichent dans notre propre vie et la nécessité de devenir conscients de notre propre responsabilité à nous empoisonner la vie et pas celle des autres. Le schéma mental qui occupe habituellement notre vie est de considérer que nous sommes tous des braves personnes : nous ne volons pas, nous ne tuons pas et nous ne faisons de mal à personne. Encore mieux, nous sommes tous parfaits et si quelqu’un nous reproche quelque chose, nous nous sentons tout de suite blessés et nous répondons furieux. Le problème qui se pose, si nous voulons véritablement créer une nouvelle beauté, si nous voulons véritablement faire un chemin de transformation psychique est le suivant : comment faire pour briser l’épaisse brume qui nous entoure et découvrir de quelle manière nous sommes possédés par ces poisons ?


Lorsque nous travaillons ensemble dans les Laboratoires ou Ateliers choraux de la Sophia-University of Rome (S.U.R.), nous recherchons toujours à créer un Soi choral à partir duquel se condensent les meilleures énergies de chacun et dans lequel chacun peut puiser. Si chacun demandait à l’autre : « Et toi, comment as-tu fait pour découvrir les cinq poisons ? » Et si les autres voulaient nous faire le don de nous le dire, avec générosité et humilité, comment ils ont fait pour les découvrir, voilà qui serait un grand événement pour l’organisme unique qui est à créer.
Ce cheminement est en parfaite opposition avec l’idéal de perfection chrétien qui génère presque toujours une totale aliénation de soi et une hypocrisie. C’est de la folie de vouloir enseigner une perfection qui déshumanise et rend inhumain. C’est de la sagesse de vouloir récupérer la beauté perdue et de devenir par la suite capable de créer une beauté nouvelle qui n’existe pas encore et que la Vie nous demande de réaliser.

Bibliographie :
Pontani F, Regards sur Ulysse, Rome, Histoire et Littérature, 2005
Mercurio A, La Naissance de la Cosmo-Art, Rome, Sophia-University of Rome ( S.U.R.), 2000
Mercurio A, Théorèmes et axiomes de la Cosmo-Art, Rome, SUR, 2004
Mercurio A, Le Mythe d’Ulysse et la beauté seconde, Rome, SUR, 2005
Mercurio A, Les Laboratoires choraux de Cosmo-Art, Rome, SUR, 2006
Mercurio A, La Sophia-Analyse et l’Oedipe, Rome, SUR, 2007

 

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