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Ecrire pour exister : De l'élaboration de la violence dans le groupe.

Date de publication : 27 Aôut 2008

Hervé Etienne


Le film « écrire pour exister » débute par des scènes de violence, je ferai de même en commençant par parler de la violence et je continuerai par communiquer le sens que je donne au travail d’Erin G. avec son groupe. Le rôle d’Erin est joué dans le film par Hilary Swank,

La violence


Dans « totem et tabou » Freud nous montre que le meurtre originel du Père est aussi un principe civilisateur. La violence est à l’origine de la création des institutions. Eugène Enriquez reprendra cette idée dans son ouvrage « De la horde à l’état ». La violence originelle est aussi créatrice de la loi.
Bergeret introduira le concept de violence fondamentale qui permet au nouveau-né d’affirmer son existence. Mélanie Klein soulignera l’importance de la violence de l’enfant envers l’objet. Antonio Mercurio parle de décision de haine comme réponse aux blessures originaires mais parlera aussi de haine constructive.

Accepter cette idée que la violence est fondatrice de la vie nous introduit au thème que le film « écrire pour exister » développe et élabore. Ce film parle de la violence, les premières images sont des actualités : les émeutes de Los Angeles en 1992 et la guerre entre les gangs pour défendre des territoires. Ces images nous montrent des actes, des agir.
La violence vient à la place des mots, ceux qui ne viennent pas, ceux qui ont pris le sens de mensonge ou de trahison, ceux qu’on ne peut plus prononcer parce qu’ils sont devenus interdits. A la suite de Bergeret, Caroline Eliacheff dit que cette violence des adolescents fait penser à la violence fondamentale en se rapprochant de l’instinct de survie. La violence devient un symptôme, un instrument de travail. Le film nous montre la formation du symptôme : tous ses adolescents ont été confrontés à l’effondrement de leur environnement d’origine.

Le regard que je vais porter sur le film va se situer à deux niveaux qui sont interdépendants : le travail de groupe et le lien intersubjectif.

Les adolescents appartiennent tous à un groupe : un gang ethnique (blacks, cambodgiens, latinos, blancs). L’appartenance à un groupe est une dimension essentielle de la structuration du psychisme de la personne nous dit Jean-Claude Rouchy et les déchirures de l’enveloppe du groupe familial auront des effets sur la structuration du Moi. Le gang comme substitut du groupe familial reproduit les mêmes effondrements (les morts).

Au début du film chaque groupe va marquer son territoire : la disposition des tables. Les frontières sont établies ; le lien intersubjectif n’existe pas. Aucun dialogue n’est possible entre les différents groupes qui sont aussi pour nous sophia-analystes, les différentes parties de la personne.

Ces différents groupes dans le groupe sont une expression du rapport entre l’individu et le groupe. Ici le conflit est entre participer au groupe classe et faire partie d’un groupe particulier. Les bagarres dans le cours ou dans la salle de classe en sont une expression.
Parler du rap est la solution qui échoue. La violence restait externe à la salle de classe les murs font offices de contenant, le meurtre gratuit a eu lieu dehors.

La caricature est l’irruption de la violence dans ce contenant, l’irruption d’une pulsion partielle, de la violence fondamentale si on se réfère à Bergeret, Klein, Winnicott. C’est une donnée de base avant toute libido. J. Laplanche, G. Bonnet et d’autres considèrent que c’est un des premiers développements de la libido. Cette pulsion domine alors la scène psychique, elle est liée aux persécuteurs internes qui sont les restes d’une modalité de séduction primaire qui fut stoppée brutalement et qui n’a pas pu être métabolisée (les α et les β de Bion).

Les violences que chacun a subies soit directement, soit à travers le vécu de son groupe familial sont autant d’excitations non transformées. La caricature est l’expression de ce corps étranger interne qui est à la fois attaquant et excitant. Ce moment est le tournant du film. Les conditions sont là pour que le rapport pervers s’installe ou que le lien intersubjectif s’établisse, la destructivité avec les dynamiques vengeresses ou les lois de la vie avec l’émergence de la beauté.

Erin s’empare de la caricature et fait un lien avec l’histoire de l’humanité en parlant de l’Holocauste. Elle en métabolise le contenu excitant et l’aspect attaquant. Cet agir devient l’acte de naissance du groupe : la violence est transformable. Erin en mettant des mots transforme les éléments β en éléments α (Bion). Quelque chose de la dynamique du désir vient d’émerger.

La construction du lien intersubjectif et la dynamique de groupe.

Les solutions proposées par l’école pour ces élèves sont l’obéissance et la discipline d’un côté et de l’autre elle les exclut des apprentissages. Le travail d’Erin peut être réduit à du baby-sitting. Cette résurgence du rapport Maître-esclave ou Dominant-Dominé ne peut que développer la violence et le désir de vengeance.
Erin va introduire une relation Maître-Disciple avec ses élèves. En se saisissant avec colère de la caricature, elle crée le lien intersubjectif. La proposition de l’école n’était-elle pas aussi une caricature ?

A.Eiguer considère que le lien intersubjectif comporte des aspects que l’on peut désigner comme « les quatre R » :
1. le respect. Il suppose que les personnes en lien ne se jugent pas
2. la reconnaissance. Elle concerne la différence de l’autre
3. la responsabilité. Chaque personne se sent concerné par ce qui arrive à l’autre, sa souffrance, son destin
4. la réciprocité. Les investissements dynamisent une intersubjectivité créatrice.

Erin mettra en œuvre tous ces points lors de son travail avec le groupe qu’elle a réussi à créer.

Le respect


En se saisissant de la caricature, elle introduit le respect dans le groupe : on ne se juge pas. L’administration du collège jugeait ces enfants et en avait fait leur mouton noir ou leur bouc émissaire. Son environnement personnel suivait la même voie.

Erin affirme que pour obtenir le respect, il faut le donner. Le respect vient de loin, il est lié au premier moment de la vie.
P. Kammerer dit que l’enfant éprouve très vite le sentiment que ceux qui lui ont donné la vie ont contracté une dette à son égard. La psychanalyse l’appelle la dette de vie.
Le don de la vie biologique engagent les parents à lui donner suffisamment d’amour et d’interdits afin qu’il s’humanise. Puis, lui sera transmis les savoirs nécessaires pour qu’il trouve sa place sociale. Il pourra ainsi se différencier et se séparer de ses parents.

Erin détruit le phantasme que c’est à l’autre de payer. La sociabilisation de la personne passe par assumer deux dettes l’une vis-à-vis de sa communauté et l’autre en rapport à sa filiation. Erin assumera ces deux dettes.

Symboliquement, Erin va l’agir tout au long du film. Son administration lui refuse de financer son projet éducatif. Pour financer ce qu’elle veut proposer à ses élèves, elle travaille. Elle donnera des livres neufs aux élèves, organisera la visite du musée, fera venir la secrétaire de la fondation Anne Frank. Le groupe des élèves pour financer leur projet organisera une fête. Eva en témoignant au procès et Marcus en retournant chez sa mère (la scène où il porte les deux sacs) le feront aussi.
Antonio Mercurio dit que le groupe se donne des lois, ici la première qu’il se donne est le respect et la fonction paternelle est alors introduite.

La reconnaissance


La construction de ce lien se fait avec la réception des cahiers. Chacun est une personne avec sa singularité et sa différence, dans ce cahier il pourra y écrire son histoire ou ce qu’il désire exprimer en toute sécurité (l’existence du placard symbolise la sécurité qui préserve l’intimité de chacun).

Erin en leur faisant cette demande d’écrire leur fait connaître toute l’importance qu’elle porte à la reconnaissance mutuelle. La réunion entre les parents et professeurs prendra pour elle une coloration particulière : dans les autres classes parents et professeurs se rencontrent, dans la sienne le mot de bienvenu est là, les parents sont absents mais le placard avec les cahiers est plein. La rencontre prend une autre forme.

Ecrire procède de la reconnaissance de soi et met en contact avec sa propre étrangeté, un autre nous habite inquiétant ou amical et peut-être les deux à la fois. Erin dit qu’elle lira leurs écrits. Elle apporte en tant qu’autre réel son soutien à chaque élève. Elle confirme chacun dans l’appui qu’il peut trouver dans cet autre en soi. Chacun aura le désir de s’affirmer. Chacun se battra sur deux fronts : l’un concernera sa vie, l’autre concernera le monde (le travail sur le journal d’Anne Frank). Elle commence à les introduire à l’incontournable dialectique du lien de réciprocité chère à Paul Ricœur.

Le dialogue entre Miep Gies et les élèves illustre tout à fait le cycle du don/contre-don définit par le socio-anthropologue Marcel Mauss. Leurs écrits comme don ont permis la visite et la rencontre avec Miep Gies, sa venue est le contre-don. La discussion « sur qui est un héros » symbolise que ce n’est pas forcément la valeur du don qui anime l’échange. L’existence de l’échange en lui-même confirme le désir inconscient de l’existence du lien qui permet la relation entre les personnes. Ce moment de restitution nous conforte sur l’avantage de la décision d’amour sur la décision de haine.

La reconnaissance a deux composantes originelles : le nom donné par les parents et la place dans la généalogie. Erin saura accueillir chacun de ses élèves. Ils garderont la spécificité de leurs origines. Le groupe métabolisera à son tour sa capacité d’accueil en écoutant l’élève lire son cahier. Il représente les parties de soi que l’on ignore parce qu’elles sont honteuses.

Je me suis interrogé sur le collier d’Erin, personne ne tente de le lui voler. Ce collier symbolise aussi sa filiation et sa place dans sa généalogie. Winnicott dit que « l’enfant qui vole un objet ne cherche pas l’objet volé, mais il cherche la mère sur laquelle il a des droits » vu que c’est lui qui l’a créée. L’objet volé représente le lien à la mère, une façon inconsciente de l’obliger à ne pas l’abandonner.
Même, si parfois elle se décourage, elle reste présente pour ses élèves. Respect et reconnaissance feront que le lien d’amour dominera et le besoin de reconnaissance que l’appartenance au gang apportait se transformera en une appartenance à un groupe classe et à une nouvelle généalogie, celle que l’on se donne en toute liberté. Le groupe a la capacité à se confronter à la mort.

La responsabilité


La responsabilité est un défi aux besoins narcissiques et pourtant l’intersubjectivité dans les liens permet au narcissisme de chacun d’être nourri par la présence de l’autre. Cette présence de l’altérité est une exigence éthique dans le groupe d’Erin. Elle provoque et bouleverse le moi narcissique de chacun sans le détruire.

Le jeu de la ligne est un moment de dessaisissement de soi : chacun donne une partie de soi à l’autre ce qui permet d’entrer en contact avec lui. Chacun a perdu un ou plusieurs proches lors de la guerre des gangs. Chacun a des deuils et des souffrances importantes, la vie de chacun intéresse l’autre. Lors de cet exercice, le regard a une grande importance, la recherche de l’autre commence par la quête de son regard.
Ecouter la même musique, avoir vu le même film, avoir fréquenté des maisons de redressement ou des camps de réfugiés, avoir perdu un ou plusieurs amis de mort violente constituent le vécu des individualités constituant le groupe.

L’intersubjectivité du lien met en valeur de nouveaux miroirs, une autre façon se voir et de se penser s’ébauche. Le rôle du surmoi sera réorganisé. Le groupe jouera son rôle d’espace transitionnel, un champ d’expérience intermédiaire selon J.C. Rouchy entre la vie intérieure et la réalité extérieure. En son sein, s’opérera la métabolisation de la réalité du dedans et de celle du dehors. Ce processus constitue l’introjection qui permet selon Maria Torok au moi de s’enrichir en établissant un va-et-vient entre la relation d’objet et le narcissisme.

Erin s’estime responsable de son groupe : de sa réussite ou de ses échecs. Elle vit un engagement. Elle assume la responsabilité de la ligne que son enseignement suit, jamais elle ne culpabilise l’institution dont elle dépend. On dira qu’elle prend sur elle.
La responsabilité ne paralyse pas, une forte culpabilité empêche d’aller vers l’autre et empêche l’agir. Chacune de ses relations avec son administration est sous le sceau de la responsabilité pas de la culpabilité : elle est libre de sa pensée, son administration reste libre de la leur.

Erin privilégie l’ouverture à l’autre qui devient ce par qui advient le moi, comme le pense Lévinas. Elle a cet accueil du regard dont Bion et Winnicott ont souligné l’importance qui fait que les élèves laisseront tomber les frontières les séparant. L’acceptation de l’existence de l’autre est un préalable à la reconnaissance et à l’acquisition des connaissances. Derrida disait que pour Lévinas le désir est « le respect et la connaissance de l’autre comme autre ».

Erin développe cette idée de Lévinas que sa responsabilité pour son groupe est avant sa liberté ; c’est le sens que je donne au fait que sa relation de couple semble passée au second plan. Cette préoccupation éthique trouve une confirmation dans les développements analytiques : l’ordre symbolique, le transgénérationnel, tout ce qui précède notre venue au monde, ce qui nous contraint à accepter la Loi et l’ordre de la parenté existent avant nous.
Cette dimension éthique représente la Loi du père pour Erin, loi qui n’est pas une émanation de son père réel.

La réciprocité



J. Habernas développe l’idée d’un agir communicationnel. Il propose le dialogue. Il pense que la subjectivité d’Hegel ressemble plus à un monologue et que sa vue est étroite. Les discussions d’Erin avec son administration reposent sur la subjectivité avec sa composante élitiste, solution pour supprimer les différences. Cette administration illustre la distinction que Fromm fait entre « la liberté pour » et « la liberté de ». Il dit que « la liberté de » est une liberté négative dans le sens où elle signifie que la personne est libre des chaînes du féodalisme et de la tradition. En fait, elle en dépend en se définissant ainsi. C’est le point de vue défendu par son administration.

Elle défend « la liberté pour » une liberté positive qui exprime un projet pour la personne avec une possibilité d’autonomie dans l’avenir. Quand on lui demande : « Pensez-vous pouvoir créer cette famille dans chaque classe pour vos élèves ? »
Elle répond : « Je ne sais pas ».
Le lien intersubjectif nait avec le dialogue, il n’est pas issu de la subjectivité d’un individu qui, de par la pertinence de son analyse, trouverait la méthode à appliquer. Cette dimension du dialogue est largement appliquée lors du dîner avec les survivants des camps de la mort et avec Madame Miep Gies. La jeune fille noire changera de classe pour cette raison. Elle est une exception, donc à part et sans échange avec ses camarades. Elle dépasse ce que Fromm appelle la peur de penser en donnant son point de vue à son professeur. Mais, un lien lui manque : celui de la réciprocité qu’elle trouvera dans la classe d’Erin.

La puissance du lien intersubjectif fera qu’Erin pourra conduire son expérience jusqu’au bout. Elle aura le droit de garder ses élèves jusqu’à l’examen final.
La réciprocité des investissements se trouve inscrit dans les cahiers personnels que chacun écrivit tout au long des années. Erin décidera d’en faire un livre. Cet ouvrage n’est pas un point final à son expérience mais un moment du dialogue qu’elle a ouvert et que d’autres pourront continuer. Les lois, auxquelles chacun se soumet, sont celles de la langue, ces lois renvoient à celle de la parenté. Le livre qu’ils rédigeront ensemble est une œuvre chorale, expression de la réalisation du pouvoir circulaire. Leur expérience laisse une forme de beauté qui restera en nos cœurs.


Bibliographie :
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Bergeret, J, La violence fondamentale, l’inépuisable Œdipe, Paris, Dunod, « Psychisme », 1984
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Bion, WR, Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1981
Bonnet, G, La perversion : se venger pour survivre, Paris, PUF, 2008
Bydlowski, M, La dette de vie, Paris, PUF le fil rouge, 1997
Derrida, J, Marges de la philosophie, Paris, Galilée, 1972
Eiguer, A, Jamais moi sans toi, Paris, Dunod, 2008
Eliatcheff, C, A corps et à cri. Etre psychanalyste avec les tout-petits, Paris, Odile Jacob, 1992
Enriquez, E, De la horde à l’Etat, Paris, NRF Gallimard, 1983
Freud, S, Totem et Tabou, Paris, Gallimard, 1993
Freud, S, « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1970
Fromm E, Avoir ou être, Paris, Ed. R. Laffont, 1978
Habermas, J, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987
Hegel, G-W, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 1920
Kaës, R, La parole et le lien, les processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod, 1994
Kammerer, P, Adolescents dans la violence, Paris, Gallimard, 2000
Klein, M, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968
Klein, M, Envie et gratitude, Paris, Gallimard, 1968
Lacan, J, Des noms-du-père, Paris, Le Seuil, 2005
Laplanche J ; Pontalis, J B, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967
Levinas, E, L’Ethique comme philosophie première, Paris, Rivages poche, 1992
Mauss, M, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968
Mercurio A, La vie comme œuvre d’art, Roma, SUR, 1988
Ricœur, P, Soi-même comme un autre, Paris Le Seuil, 1990
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Rouchy J.C., Le groupe espace analytique, Ramonville Saint-Agne, Eres, 2008
Spurk,J, Désir de penser, peur de penser, Lyon, Paragon/VS, 2006
Torok M, L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978
Winnicott, DW, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1975
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